Paul Valéry est né à Sète en 1871. Elève du collège de Sète, il y revint cinquante-sept ans après y être entré pour prononcer, le 13 juillet 1935, le discours de distribution des prix de fin d’année. L’auteur de Monsieur Teste se livre alors à une évocation comparée des ressentis de l’ancien élève qu’il a été au regard de ceux que peuvent ressentir ses jeunes camarades d’alors.
Ils sont là, leur dit-il, pour se préparer à la vie.
« Tout enseignement, affirme-t-il, implique une certaine idée de l’avenir et une certaine conception des êtres qui vivront ce lendemain. »
Et de poursuivre : « Votre situation, je vous le dis, sans joie et sans ménagements, est bien plus difficile que ne fût la nôtre. Votre destin personnel, d’une part, le destin de la culture, d’autre part, sont aujourd’hui des énigmes plus obscures qu’ils ne le furent jamais. »
« Hélas ! Jamais l’avenir ne fût si difficile à imaginer. A peine le traitons-nous en esquisse, les traits se brouillent, les idées s’opposent aux idées, et nous nous perdons dans le désordre caractéristique du monde moderne. Vous savez assez que les plus savants, les plus subtils, ne peuvent rien en dire qu’il ne se sentent aussitôt tentés de se rétracter ; qu’il n’est de philosophe, ni de politique, ni d’économiste qui puisse se flatter d’assigner à ce chaos un terme dans la durée, et un état final dans l’ordre de la stabilité. Cette phase critique est l’effet composé de l’activité de l’esprit humain : nous avons, en effet, en quelques dizaines d’années, créé et bouleversé tant de choses aux dépens du passé, - en le réfutant, en le désorganisant, en refaisant les idées, les méthodes, les institutions, - que le présent nous apparaît comme une conjoncture sans précédent et sans exemple, un conflit sans issue entre des choses qui ne savent pas mourir et des choses qui ne peuvent pas vivre. C’est pourquoi il m’arrive parfois de dire sous forme de paradoxe : que la tradition et le progrès sur les deux grands ennemis du genre humain.
Le monde est devenu, en quelques années, entièrement méconnaissable aux yeux de ceux qui ont assez vécu pour l’avoir vu bien différent. Songez à tous les faits nouveaux, - entièrement nouveaux, –prodigieusement nouveaux qui se sont révélés à partir du commencement du siècle dernier. (…)
En somme, nous avons le privilège, – ou le grand malheur, - d’assister à une transformation profonde, rapide, irrésistible, totale de toutes les conditions de la vie et de l’action humaines. Elle amorce sans doute un certain avenir, mais un avenir que nous ne pouvons absolument pas imaginer. C’est là, entre autres nouveautés, la plus grande, sans doute. Nous ne pouvons plus déduire de ce que nous savons, quelque figure du futur à laquelle nous puissions attacher la moindre créance. Nous ne voyons, de toutes parts, sur cette terre, que tentatives, expériences, plans et tâtonnements précipités dans tous les ordres. (…)
En un mot, on peut dire que l’homme, s’éloignant de plus en plus, et bien plus rapidement que jamais, de ses conditions primitives d’existence, il arrive que tout ce qu’il sait, c’est-à-dire tout ce qu’il peut, s’oppose fortement à ce qu’il est.
Et alors, que voit-on à présent ? Que constate chacun de nous dans sa propre existence, dans les difficultés qu’il trouve à la soutenir, dans l’incertitude croissante du lendemain ? Chacun de nous sent bien que les conditions se font de plus en plus étroites, de plus en plus brutales, de plus en plus instables, – tellement que, au sein de la civilisation la plus puissamment équipée, la plus riche en matière utilisable et en énergie, la plus savante en fait d’organisation et de distribution des idées et des choses, voici que la vie individuelle tend à redevenir aussi précaire, aussi inquiète, aussi harcelée, et plus anxieuse, que l’était la vie des lointains primitifs. Les nations elles-mêmes ne se comportent-elles point comme des tribus étrangement fermées, naïvement égoïste ?
Tout ceci rend poignante et pleine de dangers la contradiction qui existe à présent entre les diverses activités de l’homme ; la nature matérielle lui est de plus en plus soumises : il a profondément transformé ses notions du temps, de l’espace, de la matière et de l’énergie. mais il n’a presque rien su reconstruire dans l’ordre spirituel et social. Le monde moderne, qui a prodigieusement modifié notre vie matérielle, n’a su se faire ni des lois, ni des mœurs, ni une politique, ni une économie, qui fussent en harmonie avec ces immenses changements, ses conquêtes de puissance et de précision.
Le malaise actuel me paraît donc être une crise de l’esprit, une crise des esprits et des choses de l’esprit. Nos esprits sont pénétrés d’habitudes que les bouleversements rapides des dernières années ont déconcertées sans les détruire ; et nous portons aussi le poids des erreurs sur l’avenir commises par les hommes qui nous ont précédés et qui peut-être ne pouvaient guère ne pas les commettre. »
Et de conclure : « l’État se fait ses hommes. Je ne crois pas que la culture y gagnera. Mais je considère que nous ne pouvons pas ne pas observer que nos enfants se trouveront demain en face de ces hommes nouveaux ; façonnés, dressés selon des plans systématiques, et constituant des populations d’éducation homogène, adaptés à l’économie et aux conditions de la vie moderne. J’ai grand peur que la liberté de l’esprit et les productions les plus délicates de la culture de pâtissent de ce forcement des intelligences ; mais c’est là un fait considérable, que je ne puis m’empêcher de voir, et sur lequel je crois que nous méditions un peu, nous autres Français.
Toutefois ne croyez pas que je désespère le moins du monde. Je connais nos ressources, que nous avons ainsi montrées il n’y a pas si longtemps. Je voudrais seulement que nous les mettions en œuvre avec plus de suite, et non seulement sous la pression des dangers.
Je voudrais, Jeunes gens, que vous sentiez vos forces. Votre éducation a donné son fruit le plus précieux, si vous parvenez à donner à ces connaissances très diverses que vos excellents maîtres vous enseignent, à ces auteurs que l’on vous explique, quelque valeur toute personnelle. Ce n’est pas tant la quantité du savoir qui importe, que la part que vous lui donnez en vous. Votre affaire et votre intérêt, et de vivifier toute cette matière intellectuelle. Un peu de savoir et beaucoup d’esprit, beaucoup d’activité de l’esprit, voilà l’essentiel. »
Ces propos furent prononcés le 13 juillet 1935. Ne le pourraient-ils pas l’être aujourd’hui presque intégralement ? Observons seulement que, quatre années plus tard, ces mêmes Jeunes gens auxquels Paul Valéry s’adressait allaient être confrontés à la Seconde Guerre mondiale.
Discours prononcé à l’occasion de la distribution des prix du collège de Sète, le 13 juillet 1835.
Paul Valéry, Variété IV, Gallimard, 1938, 268 p., p. 189, 205.