« Quand
un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un meta-système à même de traiter ses problèmes : il se
métamorphose. Le système Terre est incapable de s'organiser pour traiter ses problèmes vitaux : périls nucléaires qui s'aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l'arme
atomique ; dégradation de la biosphère ; économie mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de
civilisation. »
C’est en ces termes qu’Edgar Morin introduit un article intitulé l’éloge de la métamorphose, publié dans Le Monde daté du 10 janvier dernier[1]. L’homme de La métamorphose de Plozévet, 1967, du paradigme perdu : la nature humaine,1973, l’auteur de La pensée complexe, 1990, le philosophe touche-à-tout talentueux et génial, le promoteur d’une ample et féconde réflexion, La Méthode, publiée, en 6 volumes, entre 1977 et 2004, signe-là un article dans le droit fil des récents L’an 1 de l’ère écologique, 2007, ou Vers l’abîme ? 2007. Auteur fétiche, pour beaucoup, pensée de référence incontournable pour ce qui me concerne, tant il a incité à revisiter les concepts majeurs des sciences sociales, Edgar Morin est de ceux qui considèrent le pire comme probable et la métamorphose comme possible. Au fond, la question ne se résumerait-elle pas à devoir choisir entre l’abîme ou la métamorphose.
En fait, l’idée n’est pas nouvelle. Elle est entièrement contenue dans les recherches, déjà datées, et la réflexion méthodologique sur les systèmes
ouverts. Dès 1945, Ilya Prigogine, après d’autres, s’intéresse au fait que le non-équilibre pouvait jouer un rôle organisateur. Dans sa théorie sur les structures dissipatives, il
montre que les systèmes ouverts, incluant évidemment tous les systèmes vivants, sont perturbés par des variations dues à leur interaction avec l’environnement. Il en peut résulter une
destruction, voire le chaos. De ce chaos peut découler de nouvelles interactions et combinaisons amenant à un nouvel état. Les sociétés humaines, par excellence, constituent des systèmes
ouverts.
Depuis longtemps, en effet, le chaos est synonyme de désordre, de confusion et s’oppose à l’ordre et à la méthode. Nietzsche sera un des premiers penseurs à
réhabiliter la notion de désordre : "Le préjugé foncier est de croire que l'ordre, la clarté, la méthode doivent tenir à l'être vrai des choses, alors qu'au contraire, le
désordre, le chaos, l'imprévu, n'apparaissent que dans un monde faux ou insuffisamment connu … c'est là un préjugé moral, qui vient de ce que l'homme sincère, digne de confiance, est un homme
d'ordre de principes, … » La volonté puissance, tome 1, p 89. Paris, Gallimard.
Idée que l’on retrouve dans La Nouvelle alliance, un essai publié par Ilya Prigogine associé à isabelle Stengers, en 1978. L’une des thèses essentielles affirme que
les sciences et la culture sont en interaction. Les auteurs s'opposent aux philosophies qui parlent des sciences en rupture avec la culture, ou aux préjugés selon lesquels la science doit
être protégée de la politique, de l'économie, de la philosophie. Le temps n'est plus où les phénomènes immuables focalisent l'attention. Ce sont les évolutions, les instabilités qui
intéressent. Nous sommes loin de la vision déterministe qui conduit à considérer que d’une parfaite connaissance des éléments constitutifs d’un système, il est possible d’en prévoir
l’évolution. C’est un des principesavancés, en son temps, par l’un des grands scientifiques de l’époque napoléonienne, Pierre-Simon Laplace, un Normand, né le 23 mars 1749, à Beaumont-en-Auge, dans le Calvados, et mort
le 5 mars 1827 à Paris. : « nous devons, dit-il,…, envisager
l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. » A l’opposé du déterminisme, se trouve le hasard et l’arbitraire,
propres aux systèmes complexes. Et, précisément, se trouve liée, à cette notion de hasard, celle d’imprédictibilité. D’où le chaos, l’abîme. Cet abîme dans lequel on se
trouverait inéluctablement projetés L’exemple le plus célèbre de la théorie du Chaos est celui de « l’effet papillon » si bien décrit par Edouard Lorentz. L’angoisse du
néant, du chaos, de l’abîme, du vide, du Maelström, a toujours habité l’Homme. Il n’est que de relire les philosophes de la Grèce ou de la Rome antiques pour s’en convaincre. Assurément quoi
de plus angoissant que cette dissonance cognitive résultant d’une absence de certitude, difficile, voire impossible à gérer psychologiquement. Or, comme le souligne Ilya
Prigogine : « la certitude n’a jamais fait partie de notre vie… » Il faut faire avec et accepter notre ignorance de ce que sera fait demain. Et cela d’autant
qu’il faut bien se faire une raison. Sauf à s’imaginer dans des prolongements aux contours incertains, l’Homme est un être qui doit se faire à l’idée de sa finitude.
Finalement, ainsi que le souligne si justement Jacques Attali, le monde est plus souvent en crises qu’il n’est en équilibre stable. Ce sont, selon lui, les périodes de stabilité qui sont exceptionnelles. Pour être plus précis le progrès surgit de ces crises. L’humanité n’a jamais été aussi inventive que lorsqu’elle s’est trouvée acculée à sa survie. C’est dans de telles situations que l’Homme fait preuve de cette intelligence, de cette exceptionnelle capacité d’adaptation, qui le caractérise. Au fond, Edgar Morin ne dit pas autre chose quand il privilégie la voie de la métamorphose à celle de l’abîme. Evoquant les initiatives possibles il suggère « de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle, laquelle nous mènerait vers l'encore invisible et inconcevable métamorphose. »
L’histoire, largement, en témoigne. C’est encore Edgar Morin qui rappelle que la barbarie n’est pas venue de pays arriérés mais de la première puissance industrielle d’Europe, après la crise économique de 1929. Le monde, et particulièrement les instigateurs, ne devait pas se relever d’un tel cataclysme. Et pourtant il n’hésite pas à publier, dès 1947, L’an zéro de l’Allemagne, dans lequel il décrit la renaissance, après le chaos, d’une société meurtrie. On pourrait multiplier les exemples de telles métamorphoses.
La question demeure toutefois posée. Faut-il s’en angoisser ? Ce qui est angoissant, c’est, semble-t-il, cette incapacité qu’à l’Homme à simplement appréhender la complexité
des choses. Les crises se succèdent et s’entrechoquent, médiatisées à l’envi, politiquement exploitées, parfois, habilement utilisées. L’angoisse de catastrophes majeures s’empare des
esprits.
Cette posture, heureusement, n’est pas exclusive. Il en existe d’autres. Et c’est à cette lecture que nous convie Edgar Morin. Pour tenter de comprendre le monde, il n’est guère possible de s’exonérer d’inscrire cette réflexion sur l’histoire humaine dans une dynamique générale. Une réflexion sur le monde d’aujourd’hui s’inscrit obligatoirement dans une réflexion sur l’histoire universelle. N’oublions jamais que les périodes de calme et de prospérité apparaissent comme des parenthèses de l’histoire. Aux pires moments, il se trouve toujours une lueur d’espoir. Pour ce faire, dit-il « il nous faut nous dégager d'alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. » On ne saurait mieux dire. Et tant pis pour tous ces grands donneurs de leçons qui, à grand renforts de gesticulations, assènent leurs vérités et s’érigent volontiers en grands prêtres de religions salvatrices de l’Humanité. On a déjà donné !
La métamorphose est donc inhérente aux systèmes ouverts. Elle en est partie intégrante. Elle les caractérise. Pourquoi, en faire l’éloge ? Sans doute pour éviter
l’autre terme de l’alternative, c’est-à-dire le chaos. Il ne peut, en effet, y avoir de système vivant sans crises. Or, à voir tenir le système ouvert, donc en perpétuelle
transformation, comme un système fermé, on créé inéluctablement de telles tensions que son craquement est inévitable. Ainsi que le suggère Jacques Attali dans La figure de
Fraser, 1984, « le bruit est à la fois, à chaque période, nécessaire à son maintien et cause de sa transformation ». Tant il est vrai que dans ce degré
d’incertitude dans lequel l’Homme se trouve inexorablement plongé, peut-être, ne sera jamais élucidé par aucune science. Là demeure le mystère, point d’ancrage manifeste de l’expression de
toutes les angoisses existentielles. Le monde dans lequel nous vivons est, à la fois, double et contradictoire. Il faut s’y résoudre. Même les remparts les plus solidement
construits finissent toujours par s’éroder.
Remparts de la ville de Caen. Cliché 2010
Finalement, la réponse n’est-elle pas du côté de la Sagesse. Celle de toujours, celle, par exemple, d’un Confucius, d’un Stuart Mill ou autres philosophes appelant à goûter le
présent donné. C’est-à-dire
dans une posture éthique qui prescrit de s’inscrire dans le bien-être du plus grand nombre des êtres sensible, sans anathèmes ni imprécations
impulsives. Mais l’homme
en est-il capable ? «… Et l’homme, microcosme périphérique, traînard avant-gardiste, possédé et jouant, artisan artiste, industrieux et industriel, continue, imite et mine
la création-destruction du monde. Il sépare et rebrasse sans cesse le ciel et la terre. Il sécrète, sépare, et retransmute sans cesse l’ordre du réel et le désordre de l’imaginaire, l’ordre
des sociétés et le désordre de l’histoire, l’ordre de la personne et les désordres des passions. Il est le créateur hystérique et pratique d’un nouveau monde chaotique qu’il substitue à
l’ancien ordre chaotique de sa vieille planète. L’homme fiévreux, illuminé, travaille et rêve sans relâche, travaille ses rêves, rêve son travail. L’anthropos embryonnaire, histrionnant,
plastronnant, en même temps qu’il perpétue et renouvelle le chaos, imagine, rêve, pense qu’il guérit ou achève le monde, que le monde surmonte son chaos. Au chaos, sa pensée substitue l’ordre
ou l’harmonie. Elle rationalise le chaos avec principes, causes, temps, espace, valeur, être, Dieu. » Nous sommes en 1969, et c’est Edgar Morin,
déjà ! Le vif du
sujet, pp.
354-355.
Qu’il ne doit donc pas dit que le catastrophisme annoncé d’un chaos programmé soit le fait d’une caste brusquement éclairée, drapée dans ses certitudes. Il n’est finalement d’époque qui n’ait sécrété ses propres angoisses et jugé ceux que ne les partageaient pas comme des incultes. La métamorphose du monde est en marche depuis que le monde est monde et n’est pas prête à s’arrêter. Elle est permanence. Elle n'a point besoin d'éloge. Elle est ! Elle s'exerce à chaque minute, à chaque seconde qui passe dans la vie de chaque être. Seulement, ce qui restait circonscrit aux seules limites du monde connu est aujourd’hui étendu à la planète toute entière. Et c’est une toute autre affaire….
A suivre….
Yves Marion
15 janvier 2010