Peut-on faire de la compassion le socle et le moteur de l'action politique ? C'est la question que pose avec clairvoyance, et de façon très argumentée, cet essai limpide et dense de la philosophe Myriam Revault d'Allonnes. Elle y répond d'emblée, soulignant en préface, en s'appuyant sur Rousseau (Emile), que si le « principe de pitié permet de construire la notion générale d'humanité et donne accès à certains concepts moraux, telle la justice », la capacité à partager les souffrances d'autrui ne saurait être pour autant « un principe politique qui détermine, sans médiation, les normes de l'action ».
Jean-Jacques Rousseau est, avec Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique), et Hannah Arendt (notamment l'Essai sur la Révolution), l'un des interlocuteurs primordiaux que se choisit Myriam Revault d'Allonnes afin d'analyser l'histoire moderne de la posture compassionnelle, la façon dont elle s'enracine dans la démocratie et le principe d'« égalisation des conditions » : l'homme démocratique reconnaît l'autre comme son semblable, et est en cela porté à la compassion - du latin compatir, littéralement « souffrir avec ».
Mais si cette histoire de la compassion à l'âge démocratique intéresse l'auteur, c'est parce qu'elle est susceptible d'éclairer une situation pleinement contemporaine : le constat du « déferlement compassionnel auquel notre société est aujourd'hui en proie ». Symptômes : des médias jamais rassasiés de la mise en spectacle de la misère, des discours politiques ciblés sur les « faibles », les « vulnérabilités de masse » (précarité, insécurité sociale...), sur le « peuple souffrant », qui en est venu à remplacer le « peuple souverain ».
Or « parler de souffrance, de misère, de malheur, et non plus d'injustice ou d'inégalité, c'est ouvrir la voie à un traitement compassionnel qui n'instruit pas politiquement la détresse individuelle et collective », écrit Myriam Revault d'Allonnes. Qui finalement, contre « l'hypertrophie de l'émotion », plaide avec conviction et intelligence pour une « mise à distance des affects afin que puisse s'y opérer le travail du rationnel ».
Nathalie Crom Telerama n° 3032 - 23 février 2008
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