Une certaine vision de la société

"Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Je n’en sais rien ? Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille ; quel aspect offrira-t-elle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir ainsi qu’on la voit déjà se former aux États-Unis ? Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts, ne meurent dans les trous d’une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée…

La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu’elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles, parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré ; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie…"

Lorsqu'il m'arrive de lire ces quelques lignes devant un public, je demande à qui peut-on les attribuer. Invariablement, elles sont attribuées à un écrivain, sociologue ou philosophe, contemporain. Il arrive même qu'on en reconnaisse l'auteur ou l'autrice. Et vous ?

Si vous parveniez à la même conclusion, vous vous tromperiez lourdement.

Ces lignes sont de François René de Chateaubriand au dernier chapitre des Mémoires d'Outre-tombe, (p. 1815/1822 dans l'édition consultée), intitulé Avenir du monde. Assurément, peut-on le concéder, on ne s'attendrait pas à trouver une telle vision de la société chez Chateaubriand connu pour son légitimisme avec le seul but avoué de conserver et de maintenir un Bourbon sur le trône royal. Pourtant, quelle modernité dans ces propos publiés dans la première moitié du XIXe siècle ! 

François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, adaptation éléectronique éditions ebooksFrance, BNF : http://www.bnf.fr/, décembre 2000.